
Le jour se lève, déchirant le voile de la nuit pour laisser place à une lumière douce. En ce jour de printemps, les oiseaux sont à la fête, chantant à tue-tête, pour ébrouer le monde de sa torpeur.
Je ferme la fenêtre. Le silence s’installe. J’enclenche la platine qui se met alors à reproduire des notes, chaleureuses et envoûtantes, qui viennent d’un autre temps, d’avant le confinement. Nils Frahm joue Some en solo, sur son piano, confiné avant l’heure, pour libérer tout le potentiel de son art. Ma connaissance discursive s’efface devant la musique et l’esthétique qui s’en dégage.
Je contemple cette photo que j’ai prise l’été dernier, à Shirakawa-go, Japon, et je repense aux moments qui ont précédé la saisie de ce paysage.
Je venais de finir la montée depuis le village en contrebas. Il faisait chaud et humide, mais cela ne me pesa guère. J’étais sur un nuage. Je ne faisais qu’un avec le tout, comme cela m’arrive souvent au pays du soleil levant, avant de réaliser qu’une immense récompense, de celles qui vous coupent le souffle et le jugement, m’attendait en haut.
J’ai immédiatement senti mon état changer. J’étais dans la connaissance intuitive chère à Arthur Schopenhauer et que je cite :
L’intuition n’est pas seulement la source de toute connaissance, elle est la connaissance même (κατ εξοχην) ; c’est la seule qui soit inconditionnellement vraie, la seule pure, la seule qui mérite vraiment le nom de connaissance, car c’est la seule qui nous fasse voir à proprement parler, la seule que l’homme s’assimile réellement, qui le pénètre tout entier, et qu’il puisse appeler vraiment sienne.
— Arthur Schopenhauer. chap. VII des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation
[…] l’énergie avec laquelle nous synthétisons tout le présent de l’intuition, ce présent dans lequel est contenu virtuellement et se représente toujours l’essence même de toutes choses, – cette énergie, dis-je, s’empare de la conscience en un instant, et la remplit de toute sa puissance.
Je suivais mon intuition. Libéré, mon regard se mit à courir sur les flancs des montagnes, à embrasser les nuages, à vagabonder le long du cours d’eau. Je pointai mon appareil et pris une première photo, accroupi, d’un peu plus bas. Une photo en noir et blanc, comme j’affectionne. Pourquoi ne mets-je pas de la couleur, de la vie dans mes clichés, me demande-t-on parfois ?
Le noir et blanc me permet d’aller à l’essentiel, d’exprimer des choses, sans risquer de trop distraire l’oeil. Je crois aussi que la saudade, ma muse et mon guide, ne daignerait se manifester dans la couleur. Vous pourriez m’opposer quantité de contre-exemples. Vous pourriez me dire, par exemple, qu’Edward Hopper, ce maître dans l’art de saisir le mouvement, le basculement imminent sur une toile figée, utilise une large palette de couleurs.
Certes, mais j’ai moins de pinceaux. Je ne sais utiliser que l’ombre et la lumière pour peindre, à ma façon. Et c’est sans prétention aucune que je cite Daido Moriyama, un extraordinaire photographe dont j’admire le travail, tout comme mon ami Alexandre Dulaunoy, un autre bel œil du noir et blanc :
People often ask me about black-and-white photography. They enquire about what I think of it, why the bulk of my work is in black and white, and where I see its main appeal. ‘Because I like it’ or ‘because it looks sexy’ are generally the best answers, but when the questioner wants to hear a little more, I usually add a little interpretation, explaining that there’s something ‘dreamy’ about black and white, and that I appreciate its ‘symbolically abstract’ quality’. In the end I think it all comes down to the fact that the things depicted in a black-and-white photograph generate the imagery and impact of a sort of alien scenery. In other words, those who look at black-and-white photographs, including myself, don’t see the concrete events they depict. From the start these pictures hit us with their extraordinariness. Our understanding of imagery reduced to just black and white is immediately stimulated in our imagination and we experience a different reality through the encounter with an alien world. At least, this is what excites me so about black and white. My last words are always, ‘photography has to be black and white’.
— Daido Moriyama. Extrait du prologue de Record n°13. Décembre 2009.
Le titre m’est immédiatement venu, inspiré d’une autre mélodie de Nils Frahm, qui s’intitule The Whole Universe Wants to be Touched. Je n’ai pas eu à réfléchir. J’étais dans la grâce du moment et je le ressentais profondément.
Je me suis ensuite levé. Une légère brise venait me caresser le visage, comme si elle m’invitait à reprendre un nouveau cliché, cette fois-ci selon un angle différent, en laissant place aux couleurs chatoyantes et apaisantes de cette fin d’après-midi.
J’espère que vous apprécierez le résultat autant que moi. Mais le plus important est que vous donniez plus de place, s’il vous plaît, à l’art et à la contemplation, à retrouver le chemin perdu de la connaissance intuitive, de la beauté et de l’esthétique.
Peut-être alors finirions-nous par limiter les dommages de la bureaucratie, de notre excès de déterminisme et de nos prétentions, afin de nous reconnecter avec nous-mêmes et nos prochains, sans haine, peur, ou avidité. Nous nous voyons si grands, alors que nous sommes si petits…