
Une journée de travail finie. Encore une. Au bout d’un moment, l’âge avançant, elles finissent toutes par se ressembler. Je me sens l’âme d’un automate lessivé dont les articulations commencent à grincer par manque d’entretien.
Parfois, je me vois, courant à en perdre haleine jusqu’au bord d’une falaise. Je saute, sachant bien que je finirai la tête écrasée par un rocher ou la nuque brisée par la force que m’opposera l’eau, avant de me laisser ne faire qu’un avec ses flots.
Je saute, sachant tout cela, mais au moins, pendant cette course folle qui durera peut-être une poignée de minutes, suivi d’un acte que ma vie policée n’aurait jamais autorisé, je me serai senti vivant. Comme lorsque j’étais enfant, encré dans le présent, ce moment sans cesse renouvelé, où le futur vient à la rencontre du passé.
Je saute, et pendant trois, cinq ou dix secondes, la vie renaît en moi avec le déchaînement des éléments, insufflée par un vent cinglant, et je crie, crie à tue-tête, libérant d’un coup les mille et une frustrations d’une vie sans relief.
Ce rêve, oui, ce rêve, je le garde pour moi, me disant qu’un jour, quand je sentirai que la fin approche, et avant qu’on ne me jette dans un de ces horribles mouroirs, je l’accomplirai.
Extérieurement, je porte pourtant bien mes cinquante printemps et la carrière qui va avec. Je suis un cadre, dit « supérieur » pour je ne sais quelles raisons, à part celles de la caste, de la subordination par la hiérarchisation, et de l’objectivation de l’éternelle carotte protéiforme qu’on nous sert depuis que certains ont compris que, pour prendre la plus grande part du gâteau, il fallait bien en laisser quelques miettes aux autres.
Mes enfants ne m’aiment pas vraiment et je le leur rends plutôt bien. Je les comprends. Nous ne nous connaissons pas vraiment. Marié à mon travail, au moins ne manquent-ils de rien. Je parle de choses matérielles, seules aptes à jauger la réussite en cette époque déglinguée qui enterre chaque jour, un peu plus profondément, la culture, la bienveillance, et l’éducation sous un fumier d’inepties et d’aphorismes finis au marteau et au burin. Il n’y a qu’à ouvrir Twitter pour se rendre compte que nous vivons entourés de toutologues en surnombre, experts en tout en y connaissant si peu sinon rien, ajoutant à la grande confusion ambiante et aux frayeurs et anxiétés mortifères qu’elle suscite.
Une sonnerie tonitruante m’arrache de ces pensées crispées. Sur le volant, mes mains le sont tout autant. Je freine à temps, devant le passage à niveau qui vient me barrer la route. Puis j’attends patiemment au bord des rails et de mon désespoir les secousses annonçant un train.
Le voilà qui arrive à toute vitesse. Il paraît que son espèce est la plus rapide du monde. Le flash lumineux qu’il projette dans mes yeux, précédé de son sifflement si caractéristique libère en moi quelque chose que j’avais cru avoir cadenassé à jamais.
Mon cœur bat à tout rompre. Quel est cet étrange sentiment ? Le passage à niveau se lève. J’avance puis me range sur le bas-côté. J’essaie de reprendre mes esprits. En vain. Je ne suis plus moi-même. Non. Ce n’est pas vraiment ça. Je suis celui qu’un jour, lointain, je fus.
Et, en un éclair, ma décision fut prise.
Je me saisis de mon smartphone, recherche Don’t Let Bring You Down de Neil Young, puis la lance à tue-tête à travers les enceintes de la voiture.
Ma décision est prise. Je ne rentre pas ce soir ni jamais. Direction la mer. Et une fois que j’y serai, mon rêve j’accomplirai.
Blind man running
Through the light
Of the night
With an answer in his hand
Come on down
To the river of sight
And you can really understand
M’enfin ! ! ! Heureusement que le texte de Neil Young pour nous rassure sur l’état d’esprit de l’auteur.
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Fort heureusement, il s’agit d’une complète fiction inspirée par une photo…
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