Messire Spider-Man s’ennuie. Depuis la mise en place du confinement, les super-vilains, et même les vilains tout court, sont cloîtrés chez eux. Le crime est en chute libre. Une sacrée catastrophe pour les super-héros, eux (et elles, mais ça alourdit un peu la phrase alors ne commencez pas à y voir une misogynie qui n’y est pas) qui ne vivent que pour sauver le monde et, accessoirement, assurer un flot continu d’espèces sonnantes et trébuchantes direction les poches déjà bien garnies de certains studios.
Messire Spider-Man s’ennuie à mourir. Mais laissons-le se morfondre un peu et découvrir un sentiment oublié de l’humanité ultra-connectée, habituée au gavage permanent et incessant, oubliant que l’ennui créé de l’espace entre les oreilles et que c’est nettement plus efficace que le tuto Youtube « boostez votre créativité en dix minutes ! », qu’on ne pourra visionner qu’après s’être tapé pour la énième fois la pub Grammarly, parce que bon, l’auto-correct a laminé notre capacité à écrire sans faute n’est-ce pas ?
Donc pendant que Messire Spider-Man se laisse gentiment couler dans une dépression super-héroïque, mais néanmoins un tantinet mortifère, n’avez-vous jamais remarqué comment les catastrophes, les grandes, arrivent toujours aux États-Unis d’Amérique ?
Jamais en Mongolie, ni à Mouais (Loire-Atlantique) ou à Écoute-S’il-Pleut (Aisne). Je vous vois venir de loin, car vous allez me servir deux doses de contre-exemple à base de Black Panther. Bon d’accord, mais c’est l’exception qui confirme la règle. Et puis le Wakanda c’est peut-être douillet et sympa, mais je vous ferais remarquer que, passé ses frontières, vous n’allez rencontrer que des pauvres hères qui se trimballent encore fardés en peaux de bête minimalistes siglées Marie Kondo et de lances, entourés de gazelles (ah ah ah… comme s’il y en avait encore). Bonjour l’image. Non, mais allo quoi !
La réalité faisant parfois un joli pied de nez à la fiction, le coronavirus a choisi la Chine plutôt que l’Amérique. Faut-il y lire un renversement de l’ordre mondial ? En voilà une idée qu’elle est bonne pour générer du temps de cerveau disponible sur une de ces chaînes d’approximation continue.
Fermons la parenthèse, car un filament vient de s’allumer dans le cerveau quelque peu rouillé de ce bon vieux Peter. Il sort son fidèle Nokia 3310, seul modèle pouvant survivre à ses altercations répétées avec le Caïd (je parle au passé, car avec le COVID-19… bref je vais pas vous faire un dessin) tout en restant bien calé dans son collant bien moulant, et passe une demi-heure à faire défiler un à un tous les noms de super-héros commençant par B avant d’atteindre celui de Batman. S’il avait un Pixel, il aurait pu gueuler « OK Google ! appelle Batou ! ». S’il avait un iPhone, il aurait pu susurrer « Hey Siri ! Pourriez-vous s’il vous plaît appeler le numéro de Batman ? ». Mais il n’a ni l’un ni l’autre. En plus, il n’aurait pas eu le loisir de consommer une demi-heure tranquille pépouze (toujours ça de gagné quand on se languit d’ennui). L’instantanéité n’est pas toujours un bien.
Le voilà donc face à son écran HD (Hors Définition). Il appuie sur la touche correspondant à un combiné comme il y en avait encore du temps où il logeait chez Tante May et il s’imagine un vieux téléphone d’époque René Coty sonnant dans l’immense manoir de la famille Wayne. Il sonne d’ailleurs depuis un moment. Ceci dit, Alfred n’est plus de toute jeunesse alors il doit prendre son temps le vieux cabot, contraint et forcé par ses articulations récalcitrantes.
Au bout d’une interminable attente, mais dont se fout royalement Spider-Man vu qu’il n’a rien d’autre de mieux à faire, ça décroche.
- Moshi moshi, dochira sama desu ka?
- Euh, oui, bonjour, je suis bien au manoir Wayne ?
- Tiens, salut Spidey c’est bien toi ?
- Bruce ? Tain vieux tu m’as fait peur ! J’ai cru m’être trompé de numéro et que j’avais appelé Ban.
- Ban ?
- Ouais le chevalier de Bronze.
- Ah ! Non, non tu ne t’es pas trompé. Je me suis mis au japonais. Le crime étant en chute libre, contrairement à mes actions en bourse, je m’occupe comme je peux.
- Ah bah ça tombe bien que t’en parles ! C’est justement pour ça que je t’appelais. Au fait, c’est pas Alfred qui répond d’habitude ?
- Alfred ? Si si, mais depuis le confinement il file un mauvais coton. Comme je me tiens à carreau et que je vais plus me faire casser une côte ou deux chaque jour que le Bon Dieu fait, il peut plus m’engueuler pour ensuite me rafistoler. Du coup, il se sent inutile et passe son temps vautré sur le canap’ style victorien du 3e étage, 7e chambre à ta gauche en montant, à se mater des films glauques de John Carpenter. Je crois qu’il en est au troisième visionnage de Ghosts of Mars. Perso, et tant qu’à faire dans les productions de seconde zone, j’aurais plutôt choisi un Quentin Dupieux. Genre Rubber, le pneu tueur. D’ailleurs…
- Euh Batou, excuse-moi de t’interrompre. En fait, et sans vouloir te manquer de respect, je m’en fous un peu de vos goûts cinématographiques. Tu regarderais Nicky Larson que ça changerait pas grand-chose. La classe américaine à la rigueur je dis pas, mais…
- À mon tour de te couper aussi sec. C’est que j’ai un pain au levain au four et un cours de japonais à finir avant ma session de raku. Viens-en au fait.
- T’as raison. En fait, je me disais qu’une petite sortie super-héroïque en tandem nous ferait du bien. Tu penses pas ?
- Hmmm… ouais c’est pas faux gros. Depuis que Robin est parti habiter près de son ex au début du confinement pour assurer sa part de garde alternée, j’ai même plus personne pour faire castagne, même pour faire semblant. Bon tu vois les choses comment ?
- T’as écouté la radio hier ?
- La quoi ?
- … la radio
- Ah non, j’ai plus de récepteur à transistor depuis vingt ans au moins.
- … je sens de la moquerie dans l’air. Bref, t’as lu les news ?
- Les news ? Pourquoi faire ? Pour me taper encore des kilomètres de premières pages pleines d’approximations de prétendus caciques qui savent que dalle, mais font comme si, après avoir maté un tuto virologie en 15 minutes ? Si c’est pour qu’on me dise de porter un masque, je les ai pas attendu pour commencer hein !
- Hola !
- ¿qué tal ?
- Voilà que tu parles espagnol maintenant.
- C’est ça la puissance intellectuelle ! Bac+2 les enfants.
- Ah ah ah. Je vois que tu connais tes classiques par cœur. Alors comme tu fais le ramadan des news, je vais t’en apprendre une bien gerbante. Carrouf’ a stocké des masques au début de la crise, qui auraient pu être utilisés par le personnel soignant, et que maintenant ils comptent vendre. Et ça, ça me débecte. Je trouve ça tellement petit !
- Tu veux un cours sur la loi du marché, le néolibéralisme et tout le cirque ?
- Non, non, je disais pas ça pour ça. Mais je me disais qu’on pouvait aller à l’entrepôt ce soir, ni vu ni connu, vite fait bien fait, et qu’on prenne tout le stock et qu’on le distribue aux hôpitaux et dans les EHPAD.
- C’est du vol ça.
- Pas si c’est pour la bonne cause.
- Ça reste du vol.
- Bon, plutôt que de me faire la morale, tu en es ou pas ?
- Ouais, mais si on se fait gauler ?
- Dis la chauve-souris, tu deviendrais pas un peu pangolin sur les bords ?
- Bon ok. Ça nous fera un peu d’activité et puis avec tout l’argent que je me suis fait avec la crise, je peux racheter Carrouf’ s’ils nous emmerdent.
- On se dit vers quelle heure ? Minuit sur mon toit ? Tu viens en batwing comme d’hab ?
- Ouais nickel.
- Super ! À tout à l’heure et oublies pas ton attestation de sortie au cas où les flics viendraient à nous emmerder !

© Saâd Kadhi
Beaucoup de plaisir à lire ce texte truffé de clins d’yeux …
Carrouf (mais pas que) devrait être boycotté.
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