Cette histoire commence il y a une décennie. Je m’étais alors bien engagé dans l’exploration des terres du jazz, habité par une insatiable curiosité. Sans nul doute cet état de fait était-il la conséquence d’une gourmandise musicale à laquelle m’accoutumèrent d’abord mon géniteur puis de nombreux frères et sœurs, de sang et de son.
Ce jour-là, j’avais entre les mains un numéro du regretté magazine suisse Vibrations, qui participa grandement à ma culture et à mon éclectisme musicaux. Lové dans un fauteuil un jour gris, j’en égrainais les pages jusqu’à ce que je tombe nez à nez avec Avishai Cohen qui me regardait, un sourire au coin des lèvres, par-dessus une épaule féminine au beau grain brun.

Mais en observant de plus près la photo-couverture de l’album After The Big Rain, Avishai n’était vraisemblablement pas intéressé par un futur auditeur et fan inconditionnel. Son regard était accaparé par la propriétaire de l’épaule, avec ses longs cheveux couleur de jais, qui emplissait son champ de vision. Comme s’il n’y avait qu’elle. On dirait une scène peinte par Edward Hopper, de l’autre côté du miroir face auquel il avait pris l’habitude de nous placer ; ce miroir de la tension, du basculement, où l’atmosphère douceâtre dans laquelle baignent les sujets de l’artiste porte en elle les germes d’une catastrophe à venir, imminente. Au contraire, cette photo me laisse penser que le pire est passé et que la vie est toujours là, et qu’il convient de la célébrer. Avec simplicité.
La chronique élogieuse qu’en fit Vibrations, la présence du talentueux Lionel Loueke auprès de ce trompettiste d’origine israélienne me mit en grand appétit. D’autant plus que l’homonymie avec un autre musicien de jazz, natif de la même contrée, mais qui ne souffle pas si ce n’est sur le plaisir de celles et ceux qui prennent la peine de l’écouter m’intrigua.
Le CD arriva quelques jours plus tard. Je me suis alors empressé d’en déballer le contenu et de le glisser dans le lecteur. Le premier titre, éponyme du nom de l’album, s’ouvre sur de belles et suaves sonorités africaines, avec la guitare puis la voix de Lionel Loueke. Et la trompette entre en scène. Une belle maîtrise, une sonorité quelque peu mystique, ésotérique oserais-je même, qui peut rappeler à certains une ambiance de conte de ce continent qui a vu naître l’homme. Mais c’est avec Gbede Temin, troisième titre, que je tombais définitivement amoureux de la musique d’Avishai, qui a su laisser la place à ses compagnons et surtout à Lionel dans ce cas, se mettant en retrait pour habiller d’une touche de mélancolie une composition qui ose la joie. Et c’est de mon point de vue, forcément subjectif, ce qui en fait tout le charme et le juste équilibre, au point que je la ressente dans la peau.
Un peu plus loin, African Daisy (La Suite African) parle aux corps, avec une rythmique qui rappelle ces danses qui pourraient vous mettre en transe, comme celles provoquées par l’écoute de certaines musiques Gnawa. On y ressent le bonheur d’avoir survécu à cette grande pluie dont on ne saura finalement pas grand-chose, à part qu’elle incite celles et ceux sur qui elle s’est abattue à célébrer le présent, l’instant.
Même si parfois cet album verse parfois dans la facilité, la gouaille, avec un Avishai qui s’essaie à quelques hasardeuses manipulations électroniques, l’auditeur attentif y percevra un potentiel que ce trompettiste alors âgé de 29 ans réalisera amplement. J’aurais l’occasion d’en reparler dans un prochain billet.
L’album After the Big Rain est paru chez ANZIC Records en juillet 2007.
- Avishai Cohen : trompette et effets spéciaux
- Lionel Loueke : guitare et chant
- Jason Lindner : claviers
- Omer Avital: contrebasse
- Daniel Freedman: batterie et percussions
- Yosvany Terry: chekere
Note de l’auteur : ce billet fut publié pour la première fois sur Medium.com en 2017.