Moi, moi, moi !

Divagations au royaume de l’individu-dieu

Il est une tendance de mes contemporains, de générations qui suivent la mienne, qui m’exaspère : la mise en avant de soi par la photographie.

J’ai une appétence inexistante pour les égo-portraits. Je ne sais pas si c’est du à mon âge, qui me fait glisser inéluctablement dans la catégorie des « vieux cons », ou à mon attrait pour la chose photographique et donc, en tant qu’amateur, je juge qu’il faut un photographe pour tirer un bon portrait, quelque soit l’usage qui en sera fait.

Ainsi, la photographie résultant de la capture de soi comportera aussi une trace de la subjectivité d’autrui et de son sens, ou manque de sens, artistique. Ou peut-être que l’individualisme que les sociétés occidentales érigèrent en modèle absolu, ingrédient essentiel pour la prédation capitaliste, trouve une forme de représentation, de véhicule dans l’égo-portrait.

Bien entendu, il peut y avoir des raisons tout à fait honorables pour commettre un égo-portrait. Par exemple, lorsque l’on est seul, qu’on ne trouve pas une personne autour de soi capable de tenir un smartphone, et en même temps de faire un bout de conversation, d’échange, même s’il est très court, qui nous rappelle notre humanité et que l’on vit en société.

Alors que j’arpentais plusieurs lieux de la baie de Kotor au Monténégro, J’ai croisé un nombre important de personnes s’adonnant à cette activité en prenant parfois des poses langoureuses, parfois très travaillées, et systématiquement artificielles, fausses. Prenez par exemple ce jeune couple asiatique dont émane cette faim irrépressible de la mise en avant de soi, et peut-être aussi sur lequel pèse une pression sociale car, voyez-vous, nos vacances se doivent d’être très réussies.

Ils étaient équipés d’un support pour smartphone sur pied, avec un cercle projetant un halo lumineux s’il vous plaît, car le teint de nos peaux lisses et bien hydratées doit être parfait. Ils déployèrent le dispositif, dans la vieille ville de Kotor qui pullule de monde, et plongèrent leurs deux visages à quelques centimètres de l’appareil avant de sourire à pleines dents,

parfaitement alignées et à l’immaculée blancheur, pour immortaliser cet instant digne de… l’individu-dieu.

En plus de cette quête habituelle du portrait parfait tiré par soi-même, pour montrer combien on est individu unique, beau, majestueux et infiniment radieux, j’ai observé une variante assez troublante et qui me posa question.

Dans cette variante, le sujet est accompagné d’une autre personne pour tenir le smartphone et immortaliser l’instant. Ainsi, dans une imitation qui fleure bon le chromo du travail de photographes professionnels prenant des clichés de top-models ou pour des magazines de mode, le sujet se contorsionne, pose, bombe la poitrine ou redresse le dos, sur les conseils, je présume vu que les langues utilisées pour communiquer me sont impénétrables, de l’apprenti-photographe.

Vous me direz maintenant qu’il y a un photographe, maintenant qu’il y a échange entre deux personnes, passe ton chemin. Hélas, cette variante est loin de mes canons car elle empeste l’artificiel et le superficiel, encore plus je pense que les photographies dans les magazines de mode et autres tendances exhortant les masses à consommer pour être beau.

Alors que j’essayais de trouver le bon moment, le bon angle et de travailler ma composition pour prendre une photo d’un clocher d’église dans la petite ville de Perast, depuis un point de vue juché sur les hauteurs, d’où l’on pouvait aussi admirer la baie en contrebas et, au loin, certaines des montagnes qui l’encerclent, un de ces individus-dieux, une jeune femme longiligne – qui s’agitait déjà plus bas pour se faire prendre en photographie par une accompagnatrice du même âge et certainement individu-dieu elle-même alors que je montais les escaliers pour me trouver là où j’étais – entra dans mon champ de vision sans crier gare, et se mit à poser, comme si je n’existais pas, comme si j’étais transparent.

La personne l’accompagnant lui a dit quelque chose et elle finit par me remarquer, alors que j’étais à deux pas d’elle, mon appareil photo cachant en grande partie mon visage. Elle se déplaça pour me laisser le champ libre mais cela l’agaçait vraisemblablement, à en juger par son agitation. Presse-toi donc me disait-elle sans mots ! Et à peine avais-je baissé mon appareil qu’elle se remit en quête de la pose parfaite, m’invitant à aller voir ailleurs si elle y est.

En m’inclinant face à son ordre silencieux, j’ai ajusté subrepticement mon ouverture et mon temps d’exposition et j’ai tiré un cliché à l’aveugle pour la figer dans cet instant d’adoration de soi.

© Saâd Kadhi. Tous droits réservés.

Dans la religion chrétienne, l’orgueil est un des 7 péchés capitaux. Je ne suis pas croyant mais à en juger par l’histoire de ce pays et de ceux qui l’entourent, dont est probablement issue cette jeune femme à l’apparence caucasienne et à la langue ou monténégrine ou d’un pays proche – autant que je puisse en juger – cette religion était très présente dans la région. Mais Dieu, déchu de son piédestal, ne semble plus avoir voix au chapitre.

Désormais, nombre de mes contemporains font des offrandes de soi aux réseaux dits sociaux et autres plateformes en ligne où la forme prime sur le fond, tels des nouvelles versions plus pernicieuses d’Aphrodite, pour lesquelles l’orgueil n’est pas un pêché mais une qualité.

Klinci, Monténégro, le 18 août 2021.

Published by Saâd Kadhi

Archeofuturist & retromodernist with a knack for individualistic altruism

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